Les coopératives et agriculteurs
Coopératives et agriculteurs
Alors que la valeur du traitement architectural des silos est évidente pour les historiens, elle ne l’est pas pour leurs propriétaires, les agriculteurs, qui ne perçoivent pas l’intérêt patrimonial de ces îlots d’architecture contemporaine dans la campagne.
En effet, depuis le début de cette étude, les initiatives proviennent essentiellement du milieu culturel et scientifique. Cet isolement dessine actuellement la limite de la prise de conscience d’un patrimoine rural par les agriculteurs. Cependant, depuis quelques années, le regard des agriculteurs tend à changer dans un sens positif. Ce revirement progressif a des explications historiques et économiques : la nouvelle crise agricole latente depuis la fin des années 1990 et qui connaît son apogée en 1998.
Ainsi exprimé, on observe deux périodes : un avant et un après 1998.
a) La période d’avant la crise
Pendant cette période, on assiste à une pluralité de points de vue dans la perception patrimoniale du silo, en fonction des acteurs interrogés.
a.a) Les directeurs et cadres des coopératives
Une anecdote très significative résume l’état d’esprit des dirigeants des coopératives agricoles. Conduit à rencontrer ces personnes dans le cadre de mes recherches, je me souviens parfaitement l’amusement ou l’état d’hilarité que je provoquais alors lorsque je présentais le sujet de mes travaux : l’histoire des silos à grain. Comment l’université peut-elle s’intéresser à un outil aussi commun et aussi peu esthétique ? Sentiment paradoxal puisque sitôt la surprise passée, ces mêmes personnes reconnaissent, avec nostalgie, l’histoire peu banale de l’évolution spectaculaire de ces édifices en moins de 70 ans. Toutes cependant refusent d’y trouver un quelconque intérêt architectural…et encore moins un objet patrimonial à préserver. Le silo reste un outil de gestion. Au pire un affreux « tas de béton », au mieux une cathédrale de béton, deux images mentales qui y sont communément associées.
Ces conceptions prévalent toutefois dans des grandes structures coopératives constituées par de multiples regroupements. Dans de petites structures locales habitées par un passé collectif, autrement dit une mémoire d’entreprise, l’attachement au silo peut être assez fort, surtout lorsqu’il s’agit du silo historique de la coopérative. Cet attachement fortement solidaire « d’une culture d’entreprise » est synonyme d’une conscience patrimoniale.
La coopérative cantonale de Pithiviers, dans le Loiret, est représentative de ce cas de figure. Trois directeurs se sont succédés depuis la fondation de la coopérative en 1933 encourageant une forte transmission orale du passé et des anecdotes de la structure. Le silo historique, édifié en 1937, assure la fonction de signal et de symbole qui très récemment encore était présent sur l’en-tête des papiers à lettre. Seul élément vertical dans un paysage essentiellement plat, ce premier silo était un repère visuel inévitable au point de se substituer au groupement agricole lui-même. Ainsi, rappelle le directeur, dans un témoignage, « On ne va pas à la coopérative, mais on va au silo ». L’édifice devient métonymie, une partie pour le tout.
La « forte personnalité » du silo fait encore la fierté de la coopérative. En 1937, c’est le plus grand silo coopératif du bassin parisien, soit près de 10 fois plus grand que le plus grand des autres silos agricoles, rivalisant ainsi avec les silos d’Etat. Sa qualité de conception lui vaut l’obtention d’un prix d’excellence technique. De plus, il est inauguré par le ministre des finances, proche ami du directeur d’alors (On connaît les raisons des spectaculaires dimensions de l’édifice). Enfin, le silo est encore utilisé de nos jours. Sa remarquable organisation fonctionnelle qui autorise de nombreuses opérations simultanées et les nombreuses possibilités de séparation en lots font sont appréciées par les magasiniers…
Dernier argument de cet attachement à cet édifice, les administrateurs et le directeur préfèrent « qu’on leur passe sur le corps plutôt que de voir démolir le silo ».
Malheureusement, une telle ferveur reste rare. Par ailleurs, elle ne conduit pas à une protection durable. Actuellement, l’édifice n’est pas classé ni protégé. Or, cette lacune n’est pas le fait des dirigeants de la coopérative mais d’une loi jugée trop rigoureuse et trop astreignante à l’utilisation, bref, trop dissuasive pour les décider à entreprendre ce type de démarche.
a.b) Les utilisateurs
Au sein de ces structures, les sentiments des magasiniers qui travaillent avec ces édifices sont mitigés. La majorité d’entre eux, conditionnée par des considérations pratiques, est résolument progressiste. Ceux-là ne jurent que par la vitesse et le rendement. Les silos historiques, lents et à faible capacité, n’ont aucune valeur à leurs yeux. Pire, ces utilisateurs sont favorables voire enthousiastes à la leur démolition.
Cependant, on rencontre des approches complètement opposées sur certains sites privilégiés. Ici, les silos forcent l’émergence d’une prise de conscience patrimoniale. L’entrée patrimoniale y est très différente de celles des milieux culturels.
Le silo de Villefranche, réalisé en 1935, dans le Loir-et-Cher (41) appartient à la catégorie des « silos Etat » édifiée par le Ministère de l’Agriculture et l’Armée française. Gigantesque, fonctionnel, hygiéniste, rationnel, admirablement pratique, sa manutention mécanique permettant de combiner plusieurs opérations simultanéement, et d’une rare qualité esthétique pour un silo construit à cette date, ce silo accumule les qualités. Le responsable du site et les magasiniers ne tarissent pas d’éloge à son propos. Ils se le se sont appropriés.
Le silo de Méré, dans le département des Yvelines connaît un attachement très semblable. Toutefois, alors que le silo de Villefranche est apprécié pour ses qualités intrinsèques, le silo de Méré, bâtit en 1937, est apprécié par comparasion avec les générations qui lui succèdent sur le même site. En effet, le silo de forte capacité édifié en 1984 fait figure de géant avec des capacités sans commune mesure avec le premier et des débits de fonctionnnement 10 fois supérieurs. Cependant, si les magasiniers louent la rapidité de travail de ce bâtiment, surtout en période moisson où les opérations de réception et d’expéditions doivent être accomplies avec célérité, en revanche, ils regrettent la souplesse de fonctionnement et l’ingéniosité d’utilisation de celui des années 1930.
A ce dernier, ils reconnaissent sa fonctionnalité réfléchie. Les circuits permettant de traiter plusieurs opérations simultanéement, les commandes centralisées, ergonomiques et placée à proximité des endroits stratégiques de surveillance. La conception architecturale participe au sentiment d’un édifice bine conçu : chaque espace est pensé pour offrir à l’utilisateur un maximum de confort, une grande aissance de circulation et une facilité de nettoyage. Ainsi, autour de chaque machine, un espace de circulation et d’entretient est réservé. Les appuis au sol sont limités au maximum pour réduire l’accumulation des poussières et faciliter le balayage…bref, autant de qualité architecturale qui sont absentes du silo de 1984, qui, construit de manière économique, fourmille d’endroits étriqués difficilement accessibles.
Pour les magasiniers, le traitement stylistique présente peu d’intérêt. De même l’aspect historique prédomine peu. La prise de conscience patrimoniale est donc étroitement liée à l’aspect technique et fonctionnel à la différence des acterus culturels. Cette prise de conscience est liée à une forte transmission orale de l’histoire de chaque site qui concours à l’appropriation affective du bâtiment. Y circulent encore les anecdotes au sujet des exploits et mésaventures des anciens magasiniers, des agriculteurs, etc.
Malheureusement, actuellement, le « turn over » du personnel entre les différents sites d’une même coopérative et son rajeunissement conduisent à une disparition progressive de la mémoire de chaque site … Une perte tout aussi regrettable que celle du bâti…
Hormis ces rares sites d’exception qui savent s’attirer l’affection des utilisateurs, ce sont vers les retraités du secteur que le sentiment patrimonial est le plus sensible. Là, à nouveau, il s’agit d’un attachement affectif parfaitement étranger à toute considération historique ou architecturale. Ces hommes qui ont travaillé plusieurs dizaines d’années dans ces structures, qui en ont pris soin, qui en connaissent chaque détail, toutes les subtilités, succédant parfois à leur père, se sont attaché à leur objet et lieu de travail. Ils évoquent cette partie de leur vie avec nostalgie. Ce sont les premiers à s’enthousiasmer d’une étude sur les silos à grain et participer de leur mieux à l’avancement des recherches.
Par ailleurs, à la différence des utilisateurs actuels, les retraités sont attachés à la mémoire des techniques de travail anciennes et , plus précisément, la manipulation des sacs de grain. A l’entrée patrimoniale affective se superpose le registre des sciences et techniques.
b) Après la Crise
La crise agricole de la fin des années 1990 va profondément modifier le regard que les professionnels portent sur leur patrimoine.
Cette crise touche durement tant les agriculteurs que les groupements agricoles. Une addition de phénomènes concomitants font rapidement naître un esprit de cohésion très similaire à celui qui a suscité la création des coopératives agricoles entre 1929 et 1934 sur tout le territoire français pendant la grande dépréciation de la fin des années 1920.
Les pressions économiques consécutives à la crise produisent de nombreuses restructurations parmi les coopératives historiques qui fusionnent entre elles. Bientôt celles-ci couvrent un territoire plus vaste et ont un mode de fonctionnement très éloigné de celui ou ceux qui précédaient.
Or la structure de ces coopératives historiques subit très peu de changement depuis leur fondation. Ces coopératives étaient, en majorité, de petites structures couvrant un rayon d’action cantonal. Elles conservaient un esprit familial, les grands pères des administrateurs actuels les ayant fondé ensemble lors de la crise de 1929. Les registres des procès-verbaux des assemblées générales font apparaître des lignages d’agriculteurs qui se sont succédé à la présidence ou à l’encadrement de la coopérative. La taille et l’histoire de ces coopératives facilitaient les dialogues entre la direction et les adhérents qui se connaissaient depuis toujours.
Or, les nouvelles réorganisations vont balayer l’identité de tous ces groupements originels, cet esprit de famille et le sentiment de perpétuer l’œuvre des aïeux. Les énormes groupements vont profondément bouleverser les rapports humains. L’agriculteur se trouve géographiquement éloigné du directeur de la coopérative à laquelle il adhère. Ce dernier devient inaccessible et parfaitement inconnu. Ces bouleversements conduisent donc à un fort sentiment de dépossession qui produit une réaction à son tour : une recherche identitaire.
Le même sentiment habite les magasiniers. D’une coopérative rassemblant une dizaine ou une quinzaine de sites en moyenne, où chacun se connaît et dans laquelle le directeur est omniprésent, ces magasiniers se trouvent absorbés dans une nouvelle structure regroupant plusieurs dizaines de sites avec de nouvelles procédures, moins de liberté ou d’initiatives, de nouveaux intermédiaires – notamment des Directeurs de ressources humaines et des responsables de secteurs, etc., bref, autant de changements qui perturbent des habitudes ancrées depuis des décennies.
Parallèlement, ces nouveaux groupements, conscients de ces difficultés, veulent communiquer pour s’inventer une nouvelle image susceptible de fédérer des territoires hétérogènes et des agriculteurs qui se sentent moins impliqués voire dépossédés. Ces groupements utilisent deux vecteurs de communication : le regard positif sur le futur et l’héritage du passé des anciennes coopératives.
Agriculteurs, cadres des coopératives et magasiniers vont donc soudainement s’intéresser « aux choses du passé ».