Les silos de Louvres : vers la patrimonialisation

Alors que les destructions de silos historiques se poursuivent sans intervention aucune des instances culturelles, agricoles et politiques, la qualité des réflexions sur le sens de ces édifices et les intentions artistiques qui encadrent la réhabilitation des silos de Louvres est en passe de s’imposer comme un nouveau cas d’école en matière de patrimonialisation (1). Bien qu’ils n’aient pas l’éclat médiatique du silo de Montréal, ils témoignent d’un travail soigneux de la collectivité en matière d’éveil patrimonial auprès des habitants.
Genèse d’un projet de sauvegarde original
En mai 2011, dans le cadre de la réalisation d’un écoquartier projetant la réalisation de 3100 logements, les communes de Louvres et de Puiseux-en-France s’interrogent sur la reconversion ou la destruction d’un groupe de silos placés sur le territoire du projet urbanistique. L’EPA Plaine de France décide de lancer un appel à idées et s’adresse alors à des équipes hétéroclites d’artistes et d’architectes afin d’étudier « toutes les possibilités offertes par ce site et, en particulier par la préservation du plan ancien des silos, datant de 1951 ». Parallèlement, l’EPA Plaine de France et les deux communes intéressées par le projet, Louvres et Puiseux-en-France, désirent associer les habitants à ces réflexions et constituent des groupes de travail. L’appel à idées remporte un vif succès (2) : 45 dossiers sont déposés parmi lesquels huit équipes seront retenues et missionnées pour présenter des solutions trois mois plus tard.
Un premier atelier consacré à la reconversion des silos de Louvres se tient le 29 juin 2011. Il attire 25 habitants de Louvres… Le blog eco-quartier Louvres Puiseux, mis en place par les différents partenaires, rends compte de la tournure des débats qui se poursuivent ensuite dans une salle de la ville. Symptomatiques d’une perte de repère face à ce patrimoine, les réactions sont largement négatives. En tête des arguments avancés, la « laideur » des silos :
« Les échanges ont été controversés : si certains estiment que le silo a une véritable valeur patrimoniale et doit être conservé en tant que symbole du passé agricole de la ville, d’autres lui trouvent peu d’intérêt ou le trouvent peu esthétique. »
La projection de photographies, la présentation d’un diaporama simple et efficace affichant des exemples de reconversions de silos (dont celui d’Arenc) mais, surtout, la perspective d’une réutilisation collective possible – « il est alors question de locaux à destination des associations, d’équipements culturels, sportifs, d’ateliers et même d’un restaurant panoramique » – séduit, semble-t-il, les habitants.
Les propositions
A la demande du jury, les huit équipes d’architectes et d’artistes doivent présenter des propositions en intégrant la réutilisation des silos. Ces projets sont dévoilés le 14 octobre 2011 devant une commission composée de l’EPA, d’élus locaux, de spécialistes (DRAC, Bâtiments de france, DDT95, CAVE 95, Région IDF Patrimoine et Inventaire) et de l’Atelier Castro-Denisof-Casi, le cabinet d’architecte en charge du projet, puis aux habitants, dans le cadre d’un atelier, trois jours plus tard, le 17 octobre 2011. Deux tendances s’opposent : la spécialisation des bâtiments (Datacenter, ressourceriez, cinéma) ou, au contraire, la polyvalence avec une utilisation pluri-fonctionnelle des espaces.
Les deux groupes s’accordent sur la conservation et la réhabilitation d’un ou plusieurs silos et l’opportunité d’y créer une activité, économique et/ou sociale, favorisant la vie du quartier sans pour autant grever les finances publiques :
« Du jury et du public se dégage une position commune, valoriser tout ou partie des silos 1 et 3 (voir schéma), maximiser les surfaces utiles, trouver un programme apportant de l’activité au quartier, plutôt tourné vers des besoins locaux et ne pesant pas sur les finances locales. Le public consulté souligne, en outre, son regret que tous les projets aient fait l’impasse sur la création de logements. Il affirme ses préférences : ouverture des lieux aux habitants, création d’emplois, priorité à des équipements tels que le marché, la maison des associations, le café – restaurant panoramique et les salles polyvalentes ».
Deux projets séduisent unanimement les habitants et le jury : le « Silorama » de Maskarade et «Big Benne» de l’équipe « des Clics et des Calques » (ressourcerie avec récupération et valorisation d’objets).
Réalisations…
Passé l’enthousiasme de cette magnifique aventure créative, reste à affiner les projets pour entrer dans une phase plus concrète. L’EPA Plaine de France recherche actuellement des partenaires potentiels pour réaliser les parties les plus opérationnelles des programmes susceptibles d’apaiser l’inquiétude des collectivités locales au regard des engagements financiers exigés par ce type de réhabilitation.
L’exemple des silos de Louvres – qui ne sont pas définitivement préservés de la destruction pour le moment – est une preuve tangible de l’évolution des regards sur le silo, et, plus précisément, de l’inflexion des réflexions menées par les collectivités elles-mêmes qui jusqu’ici détruisaient sans se poser la moindre question. Peut-être la situation de ces communes, rattrapées d’un côté par l’urbanisation dévorante de la région parisienne, aux franges des grandes plaines céréalières de France qui ont construit son histoire, encourage-t-elle ce type de débat. Il faut espérer qu’elle augure une nouvelle époque où l’on s’interroge sur le sens des silos à grain. Il est étonnant de trouver un comportement similaire chez certains photographes parisiens devenus néo-ruraux.
L’intérêt du silo de Louvres
Entre juin et octobre, les différentes équipes chargées de répondre à l’appel à idées réalisent des propositions qui considèrent tout ou partie du groupe de silos. Parmi ces équipes, Artmuséo, cabinet de scénographie s’interroge sur la valeur patrimoniale de ce groupe de silos. Dans ses rangs une historienne des arts entreprend des recherches bibliographiques qui la conduisent vers mes propres recherches (3). Après plusieurs échanges de documentation, en suivant un cahier des charges rigoureux qui restreignait tout élargissement contextuel, voici les arguments d’analyse de l’intérêt patrimonial du silo du seul point de vue architectural et fonctionnel.
Le silos de Louvres est un parfait représentant des silos « expérimentaux » et « transitionnels » qui caractérisent le début des années 1950 (4). La capacité projetée, l’organisation des cellules dans le plan, le fonctionnement mécanique et la distribution des opérations d’expédition et de livraison, parallèles et simultanées, témoignent d’une véritable anticipation sur les évolutions attendues du secteur céréalier (augmentation des production et essor des céréales secondaires (orge et maïs)), sans toutefois exclure la persistance du travail en sac qui prédomine encore largement à ces dates. Tout autant silo-magasin, silo mécanique et silo à gravité, ses concepteurs montrent une parfaite maîtrise de l’état des connaissances en matière de construction de silo. Le silo hérite de 20 ans d’expérience dans le domaine et en tire clairement les leçons. Mieux, en croisant les typologies, les concepteurs en conservent les seuls avantages et nous livrent une belle leçon d’innovation et d’ingénierie. Fonctionnel, lumineux, hygiéniste, ce silo montre un attachement certain aux valeurs de l’architecture contemporaine et au confort de l’utilisateur. A chaque espace sa fonction et son sens. Ce silo figure évidemment dans la catégorie des silos signal, des silos phare, à forte valeur symbolique ajoutée, en témoigne le choix des matériaux et des intervenants. DEVELOPPEMENT D’un point de vue typologique, le silo de Louvres se trouve à la frontière entre les deux grandes familles de silos, les silos à apports et reprises mécaniques et les silos à gravité. Sa silhouette plutôt horizontale, l’alignement des cellules l’assimile d’emblée à la grande famille des silos à apport et reprise mécanique (5) qui emploient des redlers ou des tapis à chaîne ou à bande pour alimenter et/ou vidanger les cellules. La vidange des cellules est contrôlée dans un niveau intermédiaire aménagé sous les cellules, qui correspond au rez-de-chaussée. Des tuyaux amovibles alimentent des trémies disposées de manière régulière dans le sol. Le magasinier pouvait intervertir ces tuyaux avec des ensacheurs amovibles. Cette disposition est peu fréquente mais pas inédite. Elle rappelle la persistance du travail avec les sacs d’un quintal, à ces dates, lors des livraisons depuis les exploitations et des expéditions vers les petites industries utilisatrices. Les rideaux métalliques qui ponctuent les travées du rez-de-chaussée indiquent que les sacs sont livrés et stockés dans ce vaste volume et certainement versés dans ces mêmes trémies. En outre, l’imposant magasin à sacs à plusieurs niveaux, attenant au silo proprement dit, montre que le maître d’ouvrage souhaitait rester en lien avec le fiable équipement mécanique d’une majorité de sociétaires. Si le corps des cellules est fidèle à une typologie assez établie depuis les années 1930, la tour de travail, en revanche, est particulièrement originale puisque qu’elle participe du type silo gravitaire. Les cellules y sont organisées de manière rayonnante autour des deux élévateurs. Elles sont alimentées directement depuis un revolver par des tuyaux inclinés à plus de 33 degrés. Le silo bénéficie ainsi de l’extrême flexibilité propre aux silos à gravité : cumul des opérations, économie d’énergie, proximité des commandes… Cette tour reçoit donc tout naturellement les trémies de réception vrac, les tuyaux de chargement direct vrac et un double circuit mécanique. Autant d’éléments qui manifestent d’une réelle anticipation sur les évolutions mécaniques attendues. Autre particularité du silo de Louvres, le nombre anormalement élevé de trémies de réception vrac/sac, soit sept trémies au total, accessibles en périphérie du silo auxquelles s’ajoutent celles du niveau sous cellules et celles du magasin à niveaux superposés. D’un point de vue esthétique, le silo ne présente pas d’innovation notoire. Il se situe dans la convention et le consensus et ne livre pas une solution plastique au problème posé : le traitement des cellules. En revanche, l’organisation des espaces, les dessertes intérieures, la lumière, l’ampleur de volumes témoignent d’un souci fonctionnaliste et hygiéniste, assez courant sur ces dates, mais pas généralisé.
En conclusion, le silo de Louvres figure incontestablement parmi les édifices de stockage remarquables de la région parisienne en proposant une nouvelle solution fonctionnelle aux typologies établies. Construit à une époque charnière qui voit un renouvellement typologique, il hérite de l’expérience française acquise depuis 20 ans mais innove en osant une synthèse inédite.
Bien entendu, ces arguments architecturaux et techniques ne sont pas suffisants pour estimer la valeur patrimoniale de cet ensemble. Manquent encore l’histoire humaine et sociale qui s’y rattachent, les membres fondateurs de la coopérative, les décisions préalables à leur construction, l’étude économique du groupement. C’est sans parler également de l’identification des intervenants dans la construction de cet ensemble (au moins la partie 1950) qui permettrait d’encadrer davantage la valeur de l’édifice.
Notes :
(1) UQUAM, Patrimoine et patrimonialisation, colloque, Montréal, sept.-oct. 2005
(2) Plaine de France, La Lettre de l’EPA Plaine de France, numéro 16, novembre 2011
(3) Nicolas Loriette, Les édifices de stockage des céréales dans les grands départements céréaliers, 1929-1969, mémoire de doctorat, université de Rennes 2, 2008.
(4) Nicolas Loriette, Silos et magasins, 1930-1970, in Patrimoines de l’industrie agroalimentaire – Paysages, usages, images, sous la direction de Gracia Dorel-Ferré – actes du colloque, sceren, 2011.
(5) En opposition à la famille des silos à gravité, courants aux mêmes dates.
Sources :